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Reportage - Pollution à oued Medjerda : La fuite en avant

 

Reportage réalisé par Hattab FEZAî

En collaboration avec la section-Tunisie de l'Union de la presse francophone

 

Oued Medjerda, artère vitale de la Tunisie, traverse aujourd’hui une crise sans précédent. Jadis source de prospérité agricole et de biodiversité, ce fleuve, le seul permanent du pays, est désormais le témoin silencieux d’une pollution galopante et d’une gestion défaillante. 

 

Avec ses 500 km de long et son bassin versant partagé avec l’Algérie, Medjerda irrigue plus de 80 000 hectares et alimente un tiers de la population tunisienne en eau potable. Pourtant, ses eaux, autrefois claires, sont devenues le symbole d’un désastre environnemental qui menace directement la santé publique, la sécurité alimentaire, et l’équilibre écologique du pays. Cependant, la Medjerda n’est plus un long fleuve tranquille. À l’heure où le pays subit une crise hydrique sans précédent — avec moins de 500 m³ d’eau par habitant et par an — la dégradation de cette ressource vitale inquiète. Les activités humaines, qu'elles soient agricoles, industrielles ou domestiques, déversent chaque année près de 60 000 tonnes de polluants dans ses eaux, menaçant non seulement la qualité de l’eau mais aussi la sécurité alimentaire et la santé publique. Une dégradation notable de la qualité de l’eau en termes de salinité et de pollution chimique. Une situation qui met en péril un système hydraulique stratégique pour l’approvisionnement en eau agricole et en eau potable dans tout le pays.

Cette dégradation n’est pas un hasard : en effet, une étude de référence a été réalisée par le ministère de l’Environnement tunisien, sur la pollution dans le bassin de l’oued Medjerda, a révélé que 202 unités industrielles sont implantées tout au long du fleuve. Cette architecture industrielle est à l’origine de rejet de 37 millions de m3/an d’eau usée. L’activité agricole, les bassins des mines abandonnées et le manque de stations d’épuration ont amplifié la crise de pollution de l’unique rivière de la Tunisie. Les analyses chimiques, réalisées dans le cadre de cette étude, ont montré une dégradation élevée des écosystèmes végétation et dulçaquicole.

Cette dégradation est aussi alimentée par des activités industrielles non régulées, comme nous avons pu le constater sur le terrain lors de notre visite à une usine de traitement des peaux des animaux située à Grich El Oued, délégation de Mjez el Bab, gouvernorat de Béja. L’usine est implantée juste à côté de l’oued Lahmar, l’un des affluents de l’oued Medjerda. Elle est encore en fonction. On a constaté que les eaux usées riches en sel, matières organiques et chimiques sont directement rejetées à oued Lahmar et par conséquent elles seront automatiquement acheminées vers oued Medjerda. Sachant que la conduite des eaux usées est observable mais aucune autorité n’a bougé pour trouver une solution à cette situation. Pas loin de notre zone de recherche, une fromagerie a été installée à l’Aroussia dans le gouvernorat de La Manouba pas loin de Medjerda. Elle diverse des quantités importantes des huiles des fromages qui s'accumulent dans les cuves, qui devenaient noires et dégageaient des odeurs nauséabondes et qui finissent dans l’oued Medjerda.

Dans ce contexte, une équipe de chercheurs dans les laboratoires de l'École d'ingénieurs de Medjaz el-Bab a mené des analyses sur des échantillons des eaux de l’oued Medjerda. Les résultats ont confirmé la présence d'une contamination par les éléments zinc, cadmium, plomb, chrome et manganèse, et un manque total de respect de la norme nationale NT09 et des spécifications de l'Organisation mondiale de la santé.

Par ailleurs, les résultats des analyses physico-chimiques réalisés par un groupe de chercheurs de l’université de Carthage ont montré que les limites pour la charge en matière organique fixées par l’OMS (10 mg O2/L) sont largement dépassées avec une charge maximale de 29 mg O2/L. 

La contamination microbiologique d'origine fécale a été confirmée. Elle est principalement liée aux activités anthropiques : assainissement, élevage, eaux pluviales urbaines… Ces contaminations entraînent des risques sanitaires pour les activités littorales comme la conchyliculture ou la baignade.

La chercheuse et professeure universitaire à l’Ecole supérieure d’ingénieurs de Medjez el-Bab, Fatima Trabelsi, a souligné que la concentration de ces éléments a un impact négatif et significatif sur les plantes, les terres et les nappes phréatiques, soulignant que la densité des déchets de tomate va augmenter la demande chimique en oxygène et la pollution chimique et bactérienne, car elle transporte des éléments organiques. « L'eau renforce la demande biologique en oxygène, car c'est une machine bactérienne qui consomme de l'oxygène, en plus des colorants et des éléments minéraux émis par les tanneries du cuir », a ajouté Mme Trabelsi, qui a mis en garde contre l'impact de la pollution des eaux de surface sur les eaux souterraines et la possibilité de fuites d'éléments toxiques dans la nappe phréatique, en violation flagrante des exigences de la loi n° 16 du 31 mars 1975, relative à la publication de la Revue de l'Eau , qui précise au chapitre 110 qu'« il est interdit de procéder à tout dépôt en surface qui pourrait contaminer les eaux souterraines ou les eaux de surface par ruissellement ou par fuite ». 

Au-delà des analyses scientifiques, cette réalité est vécue au quotidien par les agriculteurs qui dépendent de l’Oued Medjerda pour leur survie.

Une réalité visible à l’œil nu et vécue par les agriculteurs et citoyens des villes avoisinantes du cours d’oued Mejerda. Les agriculteurs locaux témoignent de l’impact dévastateur de la pollution sur leur vie quotidienne. Baba Hama, né en 1932, se souvient d’une époque où les eaux de Medjerda étaient limpides. Mais avec l’installation de barrages et d’usines, la qualité de l’eau s’est détériorée. Abdelkadeur confirme que la salinité croissante et les déchets industriels ont réduit la fertilité des sols, entraînant une baisse de productivité agricole. Quant à Nabiha, elle évoque avec tristesse une époque où l’on se baignait dans les eaux claires du fleuve, aujourd’hui devenues troubles et malodorantes."

Face à l’urgence, Alaa Marzouki, directeur de l’Observatoire tunisien de l’eau, nous a confirmé qu’un changement du cadre juridique s’impose comme une urgence. « Nous avons proposé un code citoyen de l’eau, où on a intégré le principe de pollueur-payeur. On réclame aussi que l’eau soit gérée par une seule entité, pour minimiser le nombre d’intervenants et éviter de déresponsabiliser les acteurs. » Selon lui, un chantier plus important attend encore la Tunisie, celui du changement des mentalités : « Dans l’eau, on ne voit plus que des chiffres, on ne voit pas cette source de vie », pointant du doigt des pratiques en contradiction avec la préservation d’un fleuve.   

Face à cette situation alarmante, des initiatives de recherche ont vu le jour pour surveiller et mieux comprendre la qualité de l’eau du fleuve.

Projet OurMed

Lors de notre enquête, on a rencontré le professeur Slaheddine Khlifi, enseignant à l’Ecole supérieure d’Ingénieurs de Medjez el-Bab. Pour M. Khlifi, oued Medjerda est une réserve stratégique pour toute la Tunisie. « 40% des Tunisiens sont influencés par Medjerda. Tout au long de ma carrière, j’ai consacré mes travaux de recherche pour étudier l’effet des changements climatiques sur les eaux de Medjerda. 

Grâce à des projets de coopération, nous avons lancé le « Projet Ourmed », on a installé deux stations, l’une au niveau des frontières tuniso-algériennes « Ain El Oued Harraga », et la deuxième est installée à Slouguia au niveau de la plus importante réserve en eau, le barrage Sidi Salem. Ces deux stations sont d’une extrême importance, car elles nous permettent tout d’abord de contrôler la qualité de l’eau qui nous arrive de l’Algérie et la qualité de l’eau que nous exploitons pour l’irrigation et l’eau potable. Le contrôle concerne exactement la salinité, le PH, le nitrate et surtout la turbidité.

 Nous avons beaucoup de problèmes de sédimentation qui impactent le traitement de l’eau potable. Ainsi, il faut déterminer la sédimentation qui provient de l’Algérie et de la Tunisie. Lors d’une visite de terrain à la station de contrôle de Slouguia à l’aval de Barrage Sidi Salem, on a constaté que la salinité, le PH, le nitrate et surtout la turbidité dépassent les normes. « Avec une pareille qualité d'eau, on ne peut pas faire une agriculture intensive. C’est très grave pour le sol. Selon les données enregistrées on peut déduire que la nappe fanatique risque d'être contaminée», a affirmé notre interlocuteur.

Mais la pollution ne s’arrête pas aux frontières : le parcours du fleuve à travers l’Algérie et la Tunisie illustre un problème transfrontalier complexe.

De la pollution importée

Le voyage de la pollution commence en Algérie, source de départ de l’oued Medjerda pour finir en Tunisie. Des chercheurs algériens ont travaillé sur le sujet et les études réalisées ont montré une pollution industrielle, agricole et urbaine considérable. 

Dans une étude réalisée par des universitaires algériens, la contamination des eaux de l’oued Medjerda a été confirmée. En effet, l’analyse des paramètres microbiologiques a permis de déduire que l’eau de l’oued Medjerda n’est pas de bonne qualité microbiologique et, par conséquent, elle n’est pas conforme aux normes internationales avec une augmentation de concentrations en germes durant la saison sèche par rapport à la saison humide avec une forte charge en bactéries indicatrices de contamination fécale. L’ensemble des micro-organismes pathogènes, mis en évidence dans l’eau de l’oued Medjerda (bactéries, levures et moisissures), présentent des risques très importants de maladies transmissibles aux utilisateurs de cette eau tels que l’homme, les organismes végétaux ou animaux ; ceci, soit par contact direct (boisson, lavage et baignade) ou indirect (consommation intermédiaire : cycle d’alimentation).

Lors de notre enquête, on a essayé de contacter les ministères de l’Agriculture et de l’Industrie mais nous n’avons pas trouvé de réponse. Des procédures administratives accablantes et un manque de transparence. 

Ces constats inquiétants appellent à une réponse urgente, que ce soit au niveau local, national ou international.

Un grand travail doit être lancé le plus tôt possible tout en impliquant tous les acteurs concernés. La société civile est appelée à participer aux côtés des chercheurs à travers les campagnes de sensibilisation afin de changer les comportements. L'État de son côté est appelé à bouger en toute urgence pour mettre en place une stratégie bien déterminée pour avoir une rivière protégée à travers l’installation de stations de traitement des eaux usées dans toutes les villes proches de oued Medjerda. Les chercheurs peuvent éclairer mais la décision reste entre les mains de l’Etat. Beaucoup d'efforts doivent être faits de la part de tous les acteurs, car il y a encore des possibilités de redressement.

     H. F.

 

 

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