“En politique, disait Clemenceau, on succède à des imbéciles et on est remplacé par des incapables”. Comme nul n’est éternel, l’implacable logique des successions fait qu’au bout du compte, l’on est l’un ou l’autre. Plus que toute autre chose, le politique a ses risques et périls. Et, à quelques rares exceptions près, toute carrière politique finit mal.
Forcément en Tunisie où, après la révolution, on a nommé pas moins de 11 chefs de gouvernement, 14 gouvernements et 435 ministres en douze ans ! Pour la petite histoire, Habib Bourguiba, le premier président de la République tunisienne, n’avait nommé que 137 ministres en 31 années de règne. Je vous laisse le soin de comparer l’incomparable.
Il faut reconnaître que l’actuel chef du gouvernement, M. Ahmed Hachani, nommé le 1er août 2023, semble avoir jusqu’ici une sacrée chance. Malgré le renchérissement du coût de la vie, la conjoncture internationale défavorable et les contrecoups pervers de la guerre en Ukraine et en Palestine, le bilan de l’année 2023 a été plutôt un tantinet modéré que franchement mauvais. On a limité les dégâts alors qu’au printemps, même des institutions internationales dites sérieuses comme la Banque mondiale prévoyaient l’effondrement brutal et imminent de l’économie tunisienne. Ne parlons pas de certains prétendus experts plus férus de l’Apocalypse que de la Genèse. Ils prévoyaient carrément la banqueroute, la cessation des paiements voire la guerre civile.
Pourtant, fin 2023 et début 2024, les finances vont nettement mieux, la dette extérieure à été totalement honorée (avec un excédent de plus de 30%) et un léger frémissement de reprise économique est en cours. Les rentrées en devises des dix premiers jours de janvier permettent de couvrir la totalité du paiement de la première tranche de la dette extérieure dont l’échéance est prévue à la mi-février.
Le revers de la médaille
Mais rien n’est gagné. La Tunisie évolue toujours sur le fil du rasoir. Le chômage massif persiste, la cherté de la vie et l’inflation demeurent élevées, particulièrement pour les denrées alimentaires et les produits de consommation courante, la paupérisation est patente. L’analphabétisation revient en force et l’exclusion sociale et régionale s’approfondit.
Pourtant, il y a eu une sous-utilisation caractérisée des capacités manufacturières en 2023. Rien que pour les phosphates, on a misé sur une production de 5 millions de tonnes en 2023 et on n’en a produit que 3 millions. Quand on sait que le coût de la tonne avoisine les 348 dollars, on imagine le manque à gagner. Soit plus de 2,1 milliards de Dinars perdus par pure incurie conjuguée aux malversations et à la corruption. La sous-utilisation des ressources manufacturières frappe de plein fouet les investissements, l’emploi et les exportations. Élémentaire mon cher Watson.
Mais les crises comme les reprises ont toujours un amont et un aval. En ce début de semaine, on a annoncé que le groupe émirati Bukhatir est en passe de reprendre son immense projet touristique, sportif et immobilier sur les berges du Lac de Tunis, après une interruption de 16 ans. S’étendant sur 250 hectares, le projet baptisé Tunis Sports City est d’une valeur de 5 milliards de dollars. La conjoncture internationale aux lendemains de la crise mondiale des subprimes de 2008 et la corruption avérée avaient suspendu le projet.
Sortir de la torpeur et renverser la vapeur
Cela met en relief les grands projets et les réformes structurelles en suspens. Un ferme engagement du gouvernement Hachani est plus que souhaitable à ce propos. Parce qu’il est franchement temps de sortir de la torpeur et de renverser la vapeur.
En fait, qu’en est-il du mégaprojet du port en eaux profondes d'Enfidha ? C’est comme un serpent de mer qui remonte parfois à la surface avant de replonger dans les mystérieuses abysses. Idem des zones franches de Zarzis et de Ben Guerdane
; du port en eaux profondes de Gabès ; du raccordement du réseau autoroutier avec la route transsaharienne reliant six pays, à savoir la Tunisie, l’Algérie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Nigeria, recouvrant plus de 400 millions d’habitants.
Et le fameux projet Elmed qu’en est-il ? Estimé à 850 millions d’euros, ce projet porte sur un câble sous-marin de près de 230 km. Il prévoit une connexion de 600 mégawatts en énergies renouvelables entre la Tunisie et la Sicile en Italie. En temps de profonde crise énergétique mondiale, il sera un puissant levier de relance économique intercontinentale moyennant une employabilité élevée. L’Europe, meurtrie de froid avec une ardoise alourdie, notamment en raison des contrecoups de la guerre en Ukraine, y gagnera en ressources énergétiques propres. En même temps, le projet balise une voie royale pour la transition vers les énergies renouvelables.
Agir, être clivant, monter au feu
L’on ne peut s’empêcher de dire à l’endroit de M. Ahmed Hachani, chef du gouvernement : “Parlez pour que je vous voie”. En fait, le fameux “parle pour que je te voie” de Socrate signifie ne pas voir un homme que de ne pas l’entendre parler. Ce n’est point avec les yeux mais avec le regard perçant de l’esprit, le coup d’œil de l’intelligence qu’il faut considérer les hommes.
En politique, il est vrai, la parole rare vaut mieux que les verbiages creux et, hélas sous nos cieux, le plus souvent nauséeux. Mais c’est de la parole de l’action qu’il s’agit pradine. Et pour y accéder, il faut paradoxalement faire autour de soi assez de silence pour écouter les inquiétudes sourdes.
“Délibérer, disait De Gaulle, est le fait de plusieurs. Agir est le fait d’un seul”. C’est dire que quand on est à la barre du gouvernement, il faut agir, être clivant au besoin, monter au feu. Tout simplement, le gouvernement Hachani doit agir en matière de relance des grands projets structurants. Et le plutôt sera le mieux.
Certes, l’exercice de Kaïs Saïed suppose que le chef du gouvernement n’est au bout du compte que le premier des ministres. N’empêche, l’exercice gouvernemental porte le label de son chef, dans l’échec plus que dans la réussite d’ailleurs. M. Hachani est prévenu. S’il réussit, on lui tapotera à peine sur les épaules d’une manière condescendante. S’il échoue, le fusible ce sera lui. Au suivant, au suivant…
S.B.F