A l’instar des rapports entre les êtres humains, les rapports entre les États et les nations sont fondés sur la trilogie de la peur, de l’intérêt et de l’honneur. L’historien grec Thucydide en parlait déjà au Ve siècle avant notre ère. En tout cas, ces rapports sont loin d’être fondés sur la naïveté.
Or, il me semble que dans nos rapports internationaux, nous continuons à être naïfs et puérils. Témoin, notre credo réitéré ad nauseam sur nos rapports exemplaires et soi-disant immuables avec nos voisins européens.
A propos de cette notion de voisins, je me souviens d’une discussion que j’avais eue il y a quelques années avec Mme Laura Baeza alors qu’elle était responsable de la politique de voisinage de l’Union européenne. Elle était chargée alors de l'Unité Euro-med et questions régionales, en charge du Sud de la Méditerranée et du Moyen-Orient. C’était lors d’un déjeuner en Europe. Je lui avais posé une question. En quoi un Balte ou un letton est-il plus proche d’un espagnol ou d’un français qu’un Tunisien ? Elle est en fait d’origine espagnole, née en France. Sa réponse fut brève et sans détours : “Les Baltes et les Lettons, me dit-elle, sont des voisins européens, alors que vous êtes des voisins DE l’Europe”.
En 2012, elle devient ambassadeur de la Délégation de l’Union européenne en Tunisie pour quatre ans. Je me souviens de l’avoir re-croisée en Tunisie cette fois. Elle tenait alors des propos publics très durs et nullement dans les canons des convenances diplomatiques à l’encontre des voix tunisiennes, médias et officiels compris, “osant” critiquer l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) que nous proposait l’Union européenne.
Rapports univoques
Mme Laura Baeza n’était pas uniquement furieuse. Elle déclamait son ire à tout vent. Et aucun des responsables de la Décennie noire (2011-2021) n’osait la remettre à sa place ou tempérer ses furies tranchant avec les considérations diplomatiques pour verser dans la politique politicienne au premier degré. Pourtant, le projet d’accord de l’Aleca faisait peser de lourdes menaces sur des secteurs aussi stratégiques en Tunisie que l’agriculture ou les services. Bien évidemment au profit de la seule Europe.
Les négociations autour de l’Aleca ont été suspendues depuis et la colère de Mme Laura Baeza n’est plus qu’un lointain souvenir. Mais, comme toujours, les réflexes innés demeurent. Aujourd’hui encore, des voix s’élèvent pour critiquer le souci de la Tunisie de diversifier ses partenaires économiques et de sortir du carcan du tête-à-tête avec les seuls pays européens. Il faut savoir que plus de 70% de nos exportations se font avec l’Europe et que notre balance commerciale est largement excédentaire avec l’écrasante majorité des pays de l’UE, hormis -par moments et pas toujours- l’Italie et la Grèce. En même temps, une très bonne partie de la coopération avec l’Union européenne est siphonnée au profit des expertises européennes, imposées au fil des accords et conventions. Un ingénieur agronome tunisien m’a même affirmé que, lors des négociations sur l’Aleca, les Européens ont demandé aux Tunisiens de s’abstenir de planter des oliviers : “Vous avez bien un quota d’exportations de l’huile d’olive avec l’UE, pourquoi planter de nouveaux oliviers ?”. Ceci sachant que la Tunisie est le premier pays au monde du point de vue des superficies des plantations d’oliviers, le deuxième producteur mondial d’huile d’olive après l’Europe et bien souvent le premier exportateur mondial.
N’empêche, l’Europe tire la couverture vers elle. Et elle oublie bien souvent que l’UE a été fondée sur le principe des quatre libertés : la libre circulation des biens, la libre circulation des capitaux, la libre circulation des services et la libre circulation des personnes. Or, ne fut-ce que pour obtenir un visa vers l’espace Schengen, les Tunisiens subissent un véritable parcours du combattant et bien des humiliations. L’Europe n’a de souci que pour les profits des capitaux, des biens et des services à son profit et d’une manière univoque. Les personnes, on les fixe à la hussarde au besoin.
L’impératif de réciprocité
Que la Tunisie s’avise de diversifier ses partenaires et s’ouvre à la coopération équitable avec des pays de l’Asie du Sud-Est, la Chine ou le Japon, et voilà les Européens se renfrognant. Or, il est vital pour nous de rompre ce tête-à-tête avec la seule Union européenne. Diversifier, c’est assurer l’échange équitable et d’égal à égal. L’Europe le fait bien avec ses partenaires mondiaux. Dès qu’il s’agit d’un pays du Sud de la Méditerranée, elle le refuse, le plus souvent moyennant des termes peu amènes, voire des attaques dans les médias et de la sphère des associations complices. Or, sur des questions aussi vitales que l’occupation de la Palestine et le génocide en cours depuis huit mois à Gaza, l’Europe prend fait et cause pour l’armée d’occupation israélienne, presque à l’unisson. Israël est alors assimilé à un détachement de l’Europe et les pays sud-méditerranéens et arabes à des ennemis de fait de l’Europe.
Vivement que cesse cette mascarade gorgée d’hypocrisie et de discours en trompe-l’œil. Il est temps de renverser la vapeur et de refonder les rapports économiques et diplomatiques sur la base de la réciprocité. L’éthique dans l’amitié, la coopération et le bon voisinage ne saurait être à géométrie variable, ou à sens unique. Or, nous en sommes presque toujours réduits à l’attitude du Fou dans le Roi Lear de Shakespeare qui disait : “Elles veulent me faire fouetter si je dis vrai ; toi tu veux me faire fouetter si je mens. Et parfois je suis fouetté parce que je garde le silence”.
S.B.F