<<sommes-nous en train d’abandonner la partie ou est-ce la France qui s’éloigne ? (…) Ne faites pas cadeau de notre départ aux extrémistes, les nôtres et les vôtres.>> ; c’est là, la pressante invite du professeur Abdelaziz Kacem à la France. Il s’accorde ce droit par devoir et fidélité au fondateur de la francophonie (nouvel humanisme), le grand Bourguiba. Par la même, il songe à une opportune tentative d’arracher de la décrépitude<< la chose franco-arabe>>.
Cet ouvrage, l’auteur le destinait au départ, à l’étude de l’état de l’enseignement de la langue française chez nous. Mais <<un tsunami>>secoue violemment ses certitudes et une peur de s’écarter de ses affinités commencent par l’habiter.
Une question s’impose et l’auteur la pose avec forte amertume, où sommes-nous de l’humanisme annoncé, à tout bout de champ et avec arrogance, par l’Occident comme quiddité, émanation, voire exclusives pour certains, de sa « civilisation » et qui lui donne sens ? Et ce, face aux attaques criminelles et volonté d’extermination commises contre femmes, enfants, vieillards, écoles et même hôpitaux par la soldatesque israélienne dans l’enclave de Gaza.
Ces horreurs s’exercent au vu et au su du monde civilisé demeuré implacablement placide. Les assassinats de bien nombreux journalistes et toutes les atrocités se perpétuent en mésestimant et méprisant les déclarations sur les droits humains les plus élémentaires et les articles onusiens relatifs à la Palestine et aux Palestiniens.
Abdelaziz Kacem est consterné par l’aptitude des dirigeants des USA à percevoir à travers leur prisme la résistance des Gazaouis transformée en terrorisme. Il ne manque pas également de notifier tristement son désappointement à l’égard des médias français et leurs journalistes. Ces journalistes dont le pays, la France, est à l’origine de la déclaration des droits de l’Homme. Il déplore avec vigueur leurs monstrueux travestissements de la réalité. Pour appuyer son agacement, plus encore, sa révolte, il évoque Arthur Rimbaud, le fabuleux poète français, réconciliant l’authentique de l’être avec le réel, disant lui le poète de l’amour :
Périssez, puissance, justice, histoire : à bas !
(…) Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
Le professeur à l’institut de presse et ancien PDG des radios et télévisions publiques tunisiennes, après avoir coché les douloureux évènements à Gaza, reporte, dans son récit, son regard comme il l’a prévu, vers son sujet de prédilection, la langue et son enseignement.
Langue et enseignement
Entre l’identité de la force de penser et celle de la force de l’essence même de la langue existe un lien intime, indélébile. La langue pour nombre de philosophes, est un champ à dimension illimitée car<<englobant de tout le pensable>>. Pour cela même, Abdelaziz Kacem, concentre sa réflexion sur les langues, les mots, en l’occurrence l’arabe et le français. Comme le rhéteur Quintilien, il exhorte, de tout son être, pour que soit perfectionné l’apprentissage des langues dès l’enfance. Inéluctablement, selon l’auteur du récit, l’enfant voit son humanité ainsi consolidée. Il saura bien des choses sur lui-même mais il va se doter d’outils lui permettant d’acquérir bien de connaissances sur le monde.
Tout dans cette œuvre, en même temps dans les incessantes prises de position de l’auteur, (pour celles et ceux ayant fait partie de ses étudiants) laissent déceler l’analogie avec ce questionnement de Pierre Bourdieu<<le degré de maitrise de la langue, des mots et du discours ne crée-t-elle pas une forme de hiérarchie entre êtres humains ?>>.
Aussi, atteste-t-il, une grande reconnaissance à des personnalités du protectorat ayant contribué à l’établissement de programmes judicieux de l’enseignement. De cet enseignement tranche-t-il, est issue l’élite libératrice de notre Tunisie. Par la même et sans ambages, il prend la défense, des orientalistes occidentaux ayant jeté la lumière sur la valeur de la culture arabe et son apport à celle occidentale.
Abdelaziz Kacem met au ban<<nos intégristes et autres ignares>>. Ce sont ces orientalistes, qui, à l’époque où le colonialisme était au zénith, étaient là pour haranguer l’eurocentrisme. Ils n’ont de cesse démontrer à leurs élites et dirigeants que<<les Arabes n’étaient nullement des sauvages à civiliser>> précise-t-il.
Il ne cache pas ses griefs contre l’état de l’enseignement et ne s’empêche pas de formuler un long réquisitoire. Le révéré Bourguiba, visionnaire certes, pour avoir fait le choix de ne pas abandonner la langue de l’ex prépondérant. L’enseignement du français, il en a fait<<un choix stratégique de civilisation pour mener à bien son pari de la modernité>>.
Mais, ce grand de l’histoire de notre pays, n’échappe pas à l’analyse critique de l’auteur : il adhère au constat de Lamine Chabbi ministre de Bourguiba<<la scolarisation totale des enfants (avec un grand manque de moyens) … Une solution catastrophique pour le pays, dont les effets étaient loin de pouvoir être redressés plus tard>> ; <<tragique prémonition ! >> soupire-t-il de désespoir.
Kacem est aussi légitimement attristé, voire outré, de par la détérioration de la qualité de l’enseignement de la langue française et de par l’amenuisement de l’aire culturelle<<la culture générale, parure des gens d’esprit, s’effiloche>>.
Pour la langue, le verdict des jeunes est sans appel, désolant. Ils s’interrogent à quoi peut encore leur servir la langue française et avec, la francophonie ? Il poursuit en suivant son élan, qu’en est-il de la « chose franco-arabe » si précieuse aux yeux du grand défenseur de la culture arabe, Jacques Berque ? optimiste néanmoins, l’auteur, tout en condamnant les lois scélérates limitant la libre circulation des personnes, encore une fois, dans le pays de la charte des droits de l’Homme et du siècle des lumières, récuse le découragement et s’interdit d’appeler à l’aide Cambridge ou Harvard.
Orgueil et fierté s’allient dans le récit. Les rappels historiques abondent. Sans sourciller, il évoque les heures de gloire de sa Tunisie de l’antiquité, comment l’école franco-arabe lui a restitué une bonne partie de son identité, de son être dont l’essence date d’au moins 3000 ans. Il apprend que<<la Tunisie conquérante ou conquise appartient organiquement à l’Europe latine>> ; pour cause ! l’apport de la pensée tunisienne à ce bout de l’univers : l’avocat, philosophe et écrivain Tertullien (155-222), né à Carthage, de famille berbère, n’est-il pas à l’origine de la langue théologique des chrétiens d’Occident ? <<c’est à Carthage que la messe cesse d’être dite en grec au profit du latin>>.
L’auteur cite également l’un des grands du Maghreb, l’illustre Apulée et son chef d’œuvre universel illustrant dès lors que « le Maghreb…la Tunisie en particulier se sentent bien implantés à la charnière des deux mondes », celui du nord et celui du sud de Mare Nostrum.
Abdelaziz Kacem nous fait sortir de l’exiguïté nationale. Il nous embarque dans une autre aventure, celle d’un univers plus vaste, celui de l’espace Orient arabe et Occident. Univers où s’entre croisent séduction, approbation, négation, répulsion, rapprochement, heurts ; et par les temps qui courent s’instaurent carrément les rejets.
Un évènement ayant fait date dans cet espace, Abdelaziz Kacem lui attribue le titre de BONAPARTE, ou invention d’un concept : le « franco-arabe ». L’expédition d’Egypte, selon l’écrivain, va marquer les esprits pas seulement des Egyptiens mais aussi ceux du monde. Etant donné que, si dans l’apparence elle était exclusivement politique, dans les faits, il n’en est rien. Cette campagne bonapartiste sous-tendait également à un inéluctable intérêt culturel et scientifique. Le général adjoignît à sa nombreuse armée, cent soixante-sept éminents savants.
Au vu du délabrement d’Alexandrie, les fantasmes sur la rencontre de Cléopâtre et les souvenirs de l’histoire s’évaporèrent. Diodore de Sicile (90-20av J. C) la qualifiait pourtant, de première ville du monde. Cette décrépitude est due aux Turcs « barbares…dont l’ignorance et l’aveugle fanatisme ont tout laissé périr ou détruit » fait remarquer l’auteur.
Il jalonne son récit certes, d’anecdotes avoir été réellement vécues dans cette contrée ; mais aussi de louables réalisations menées par Bonaparte et ses compagnons. Ces derniers s’étaient évertués à propager la pensée des lumières, d’effectuer des recherches et des études sur les faits naturels, industriels et historiques de l’Egypte. Ils édifièrent laboratoires scientifiques, bibliothèque, imprimeries. Sur l’Egypte, l’Empereur avoue « j’y ai passé les meilleurs moments de ma carrière », il reportait aimait-il dire « la lumière et la civilisation que l’Europe avait reçues jadis de l’Orient ». Si cette campagne égyptienne soulève de nombreuses controverses ; les avis s’accordent sans conteste, sur son impact positif. La renaissance égyptienne, la NAHDHA est, en quelque sorte, fille de cette expédition de Bonaparte.
Tahtawi pionnier de la Nahdha égyptienne, n’est-il pas en grande partie produit de la culture française, après avoir séjourné en France et fréquenté ses écoles ? Ses travaux, ses traductions et son esprit critique n’ont pas manquer de faire émerger une nouvelle pensée atteste Kacem. Il sera un exemple suivi par l’illustre romancière et poétesse May Ziadé (1886-1941), l’admirable intellectuel franco-arabe Taha Hussein et bien d’autres réformateurs, même en dehors de l’Egypte.
En 1928, les Britanniques vont saper les fondements et aspirations de ce mouvement émancipateur. Ils vont accorder « leur bénédiction sonnante et trébuchante à un instituteur obscur ». Hassen al-Banna (1906-1949), « ce salafiste », vient de créer l’organisation regroupant les frères musulmans.
Ainsi émergent de ce récit les escales du partage culturel franco-arabe. En témoignent le foisonnement des écrits littéraires et historiques auxquels se réfère l’écrivain. Par ailleurs, loin d’être tendre, il use de rappels avec preuves à l’appui, incriminant Britanniques et autres anglophones. Ceux-ci fournissent, aux plus obscures de nos brebis égarées et à chaque étape où se dessine une émancipation dans nos pays arabes, les bouées de sauvetage.
Autant l’agrégé d’arabe de la prestigieuse Sorbonne s’est évertué à défendre la langue de Molière, de voltaire et de tant d’autres penseurs français, sa « nourricière » ; Abdelaziz Kacem va mettre la même fougue et la même manœuvre à défendre la langue de Jahiz sa « mère ».
Comme l’essence de la langue englobe le tout pensable, l’auteur féru de l’histoire, va jeter une lumière éclatante sur les moindres traces laissées par les Sarrazins. A travers villes et villages conquis dans le Midi français par ces Sarrasins, voire jusqu’à des régions plus au nord, telle la région Centre-Val de Loire où se trouve la ville de Tours, il s’applique à fureter, à quérir les séquelles de cette appartenance historique reniée. Kacem brandit moult témoignages de la réelle existence des traces arabes, en l’occurrence celles de la langue.
Les exemples historiques foisonnent. François Mitterrand, que cite Kacem à très bon escient, érudit et passionné d’histoire, ne lance-t-il pas dans une intervention sur la conception de l’identité française, « je me demande si déjà nous ne sommes pas un peu Arabes ? Je reconnais… phrase imprudente. C’est celle-là qui sera épinglé… ».
Et à l’auteur d’ajouter « le linceul de l’oubli allait couvrir toute une civilisation ». Il interpelle avec vigueur les uns et les autres fanatiques, à faire le tour de certaines places et villes pour y découvrir « des traces profondes dans la langue et dans le sang », comme le dit Gustave le Bon, des Sarrazins
En ces temps teintés essentiellement de grisaille et de découragement déprimants, la lecture d’un tel ouvrage pétri de références autant historiques que littéraires et philosophiques, nous insuffle un air revigorant. Et, restitue tant soit peu, chez le lecteur arabe, une fierté. La traduction de cette œuvre si enrichissante et si opportune est souhaitée, pour ne pas dire s’impose.