Par Myriam Ben Salem-Missaoui
Dès le départ, l’islam s’inscrit dans l’universel. « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu », lit-on dans le Coran. Autrement dit, tout ce qui se trouve dans l’univers est un signe divin et fait sens.
C’est ce qu’induit encore le verset 148 de la deuxième sourate : « Il y a pour chacun une direction vers laquelle il se tourne. Cherchez plutôt à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. » Le musulman ne peut donc exclure de la Présence divine aucune religion, aucune culture, aucun visage. C’est bien ainsi que l’ont compris et vécu les premières générations, qui ont absorbé avec une curiosité insatiable et une rapidité stupéfiante les valeurs civilisationnelles de la Grèce antique, de Byzance, de l’Iran ou bien encore de l’Inde. Le terme « islam », qui signifie en son essence « remise confiante de soi à Dieu », ou encore « adhésion consciente et active à la Paix (salâm) de Dieu », décrit une attitude religieuse universelle. Il ne s’agit pas d’un nom éponyme, relatif à une personne, comme dans le cas du bouddhisme ou du christianisme (Bouddha, le Christ), mais d’un « nom à partager » entre les humains, comme l’écrit le savant égyptien Muhammad al-Ghazâlî (m. 1996).
C’est en ce sens que les oulémas les plus reconnus affirment que l’islam n’est pas une nouvelle religion – ou n’aurait pas dû être telle –, mais qu’elle est un « rappel pour les mondes », afin que l’humanité « se souvienne » (dhikr) de Dieu.
La doctrine islamique du pluralisme découle d’un principe logique : puisqu’en islam Dieu seul est Un et Unique, tout ce qui est autre que Lui, c’est-à-dire Sa création, est projeté dans la multiplicité. Mais la miséricorde divine, qui « enveloppe toute chose», fait qu’il n’y a aucune rupture entre ces deux niveaux. Le cosmos peut se déployer dans la multiplicité parce qu’il est maintenu par l’axe de l’Unicité (Tawhîd). Dans la première sourate, Dieu se présente comme « le Seigneur des mondes » (rabb al-‘âlamîn). Les visages de la création sont innombrables parce qu’ils proviennent de Lui et se résorbent en Lui. Maints versets coraniques expriment ce retour-résorption en Dieu, des âmes humaines, mais aussi des causes de divergence entre elles lors de leur séjour sur terre. Si l’Essence divine, dans son unitude, est insondable, Dieu se fait néanmoins multiple dans la manifestation universelle, en se faisant connaître par Ses noms et Ses attributs. Il se met de la sorte à la portée de l’intellection humaine et crée une indéfectible solidarité entre les plans divin et humain. En conséquence, la reconnaissance de l’Unicité qui est requise du fidèle musulman devrait avoir pour implication immédiate dans sa conscience celle de la solidarité et de l’interdépendance entre tous les règnes de la Création. Le Prophète disait en ce sens : « La création tout entière est la famille de Dieu ».
Pour l’islam, la diversité de la création est l’expression positive de la liberté fondamentale des êtres. Le Coran propose ainsi une vision très moderne d’un vivre ensemble basé sur le respect des différences. Il énonce d’abord un pluralisme cosmique, dans lequel les différents règnes sont liés par une communauté d’adoration : « Les sept cieux, la terre et leurs habitants proclament Sa gloire – Il n’y a rien qui ne célèbre Ses louanges, mais vous [les humains] ne percevez pas cette incantation. » Puis, à l’échelle humaine, le pluralisme se fait ethnique et culturel : « Si ton Seigneur l’avait voulu, Il aurait fait des hommes une communauté unique, mais ils ont encore des différends, sauf ceux auxquels ton Seigneur fait miséricorde. C’est même pour cela qu’Il les a créés », « Hommes, Nous vous avons créés d’un homme et d’une femme. Nous vous avons établis en peuples et en tribus pour que vous vous entre-connaissiez ».
La reconnaissance de l’altérité religieuse
De façon inattendue pour certains, le Coran est la seule Écriture qui, dans sa lettre même, établit l’universalisme de la Révélation et la diversité interreligieuse. Maints observateurs ont noté qu’on ne peut rien trouver de comparable dans le judaïsme ou dans le christianisme. Il faut avoir à l’esprit que nous sommes à une époque où l’intransigeance religieuse était de mise et où chaque religion ou civilisation était tournée sur elle-même.
Être musulman implique de reconnaître l’authenticité de toutes les religions révélées avant l’islam. Le Coran est explicite sur cet héritage : « Dites : “Nous croyons en Dieu, à ce qui a été révélé à Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob et aux tribus ; à ce qui a été donné à Moïse et à Jésus ; à ce qui a été donné aux prophètes, de la part de leur Seigneur. Nous n’avons de préférence pour aucun d’entre eux ; nous sommes soumis à Dieu.” » Muhammad est le « sceau » – c’est-à-dire le dernier – des prophètes, dont le nombre s’est élevé selon lui à 124 000. Or, le Coran mentionne seulement vingt-sept prophètes, précisant que « pour toute communauté il y a un envoyé ». Il faut donc rechercher les autres à une échelle très large dans l’histoire de l’humanité. Les savants musulmans reconnaissent ainsi volontiers des prophètes en Bouddha, Zoroastre ou encore Akhenaton. Ils ont relevé dans le Coran deux allusions au Bouddha14, et certains d’entre eux ont vu dans les « avatars », ou incarnations divines du bouddhisme, l’équivalent des prophètes de l’islam. De la même façon, des ulémas indiens ont considéré les Veda, textes sacrés de l’hindouisme, comme inspirés par Dieu et ont compté les hindous parmi les « Gens du Livre » (Ahl al-Kitâb), c’est-à-dire les peuples ayant reçu une écriture révélée. Ces « Gens du Livre » comportaient traditionnellement juifs, chrétiens, sabéens et zoroastriens. Ils jouissaient d’un statut distinct et, en principe, privilégié par rapport aux polythéistes ou animistes, comme nous le verrons.
L’universalisme de la Révélation a été confirmé par le Prophète : « Nous autres, prophètes, sommes tous les fils d’une même famille ; notre religion est unique. » Il en découlait chez lui un respect foncier des autres croyants monothéistes : « Quiconque fait du mal à un chrétien ou à un juif sera mon ennemi le jour du Jugement », rapporte-t-on aussi de lui.
M.B.S.M.