Par Hassan GHEDIRI
L’abolition et la criminalisation de la sous-traitance de main-d’œuvre témoigne d’une volonté forte de rompre avec les injustices. Une rupture radicale exige toutefois beaucoup de prudence…
C’est l’une des réformes auxquelles le président de la république s’attache obstinément depuis son investiture, tellement il est persuadé que les inégalités sont profondément ancrées dans notre pays qu’elles minent dangereusement la cohésion sociale. Il s’agit de l’amendement du Code du travail qui mettra fin au régime de la sous-traitance dont la version finale a été examinée et adoptée avant-hier lors du Conseil des ministres tenu au palais de Carthage, en attendant son examen et son adoption inéluctable au parlement. L’amendement, d’après un communiqué très bref diffusé par la présidence de la république, porte sur un certain nombre de dispositions du Code du travail abolissant une fois pour toute la sous-traitance de main-d’œuvre et criminalisant sa pratique.
La révision garantit, toujours d’après le même communiqué, «le droit à la titularisation à tous les salariés dont les contrats de travail à durée déterminée ont été résiliés ainsi que ceux travaillant dans le même régime et que les employeurs ont licenciés avant le 6 mars 2024» pour tenter de contourner les nouvelles obligations et les empêcher de bénéficier des nouvelles dispositions. Il y a lieu de noter que les nouvelles obligations et les contraintes prescrites par cette réforme du Code du travail ont été dévoilées pour la première fois par le président de la république le 8 mars lors de sa rencontre avec le ministère des Affaires sociales. Une fois elle prend effet, d’aucuns s’attendent à voir les retombées d’une telle réforme et son impact sur le tissu économique tunisien.
Précarité
La sous-traitance de la main-d’œuvre est une pratique largement répandue en Tunisie, tant dans le secteur public que privé. L’on estime en effet à un peu plus de 250 mille les travailleurs actuellement employés par l’intermédiaire de sociétés de sous-traitance. Ces travailleurs, souvent engagés sous des contrats à durée déterminée (CDD), se retrouvent dans une situation de précarité, privés de droits fondamentaux tels que la sécurité de l’emploi, la couverture sociale et sont généralement oubliés dans négociations collectives.
Pour Saïed, cette pratique est une forme moderne «d’esclavage» qui ébranle les fondements de la justice sociale. Lors du Conseil des ministres, il a ainsi insisté sur la nécessité de garantir le droit à la titularisation pour tous les salariés dont les contrats ont été résiliés, ainsi que pour ceux licenciés avant le 6 mars 2024 par des employeurs cherchant à contourner les nouvelles obligations légales.
Le projet de loi prévoit non seulement l’abolition de la sous-traitance de la main-d’œuvre, mais aussi sa criminalisation. Cette mesure vise à mettre fin à ce que le gouvernement qualifie de «contournement des droits des travailleurs». En effet, de nombreuses entreprises recourent à la sous-traitance pour éviter d’assumer les responsabilités liées à l’emploi direct, telles que les cotisations sociales ou les indemnités de licenciement. Cependant, cette réforme soulève des questions quant à sa faisabilité et ses conséquences sur l’économie tunisienne. La sous-traitance est souvent utilisée dans des secteurs clés comme le BTP, les services de nettoyage, la logistique et même l’industrie manufacturière. Son interdiction pure et simple pourrait entraîner des coûts supplémentaires pour les entreprises, notamment les PME, qui risquent de ne plus pouvoir supporter des charges salariales supplémentaires et être poussées à mettre la clé sous le paillasson.
Quelles alternatives?
La Tunisie, avec son tissu économique fragile et son taux de chômage élevé (autour de 16 % en 2025), doit trouver un équilibre entre protection des travailleurs et compétitivité des entreprises. Si l’abolition de la sous-traitance vise à améliorer les conditions de travail, elle pourrait aussi décourager les investissements et freiner la création d’emplois. Certains experts suggèrent une approche plus progressive, avec des mesures d’accompagnement pour les entreprises, telles que des incitations fiscales ou des subventions pour faciliter la transition vers l’emploi direct. D’autres soulignent la nécessité de renforcer les inspections du travail pour s’assurer que les droits des travailleurs sont respectés, sans pour autant interdire complètement la sous-traitance.
Plusieurs pays ont déjà pris des mesures pour limiter ou encadrer strictement la sous-traitance de la main-d’œuvre. Par exemple, en Espagne, une réforme adoptée en 2021 a restreint l’utilisation des contrats temporaires, obligeant les entreprises à convertir les CDD en contrats permanents après un certain délai. Cette mesure a permis de réduire la précarité, mais elle a aussi entraîné une hausse des coûts pour les entreprises, notamment dans le secteur du tourisme.
La décision du Kaïs Saïed d’abolir et de criminaliser la sous-traitance de la main-d’œuvre témoigne d’une volonté forte de protéger les droits des travailleurs. Cependant, cette réforme doit être mise en œuvre avec prudence, en tenant compte des spécificités de l’économie tunisienne et en prévoyant des mesures d’accompagnement pour les entreprises. En effet, l’abolition de la sous-traitance représente un coût supplémentaire pour les entreprises tunisiennes qui pourrait se chiffrer à des milliards de dinars. Si cette réforme vise à améliorer les conditions de travail et à réduire la précarité, elle ne manquerait également pas de réduire la compétitivité des entreprises et freiner la création d’emplois. Une mise en œuvre progressive, accompagnée de mesures de soutien, sera essentielle pour concilier justice sociale et viabilité économique.
H.G.