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Islam et humanisme : L’ouverture d’esprit a toujours prévalu

Par Myriam Ben Salem-Missaoui

Si le mot « humaniste » évoque d’abord l’Europe de la Renaissance, les principes qui le sous-tendent sont par nature universels, et des propositions équivalentes ou approchantes, qui n’utilisent pas forcément la même dénomination, ont existé sous d’autres cieux et à d’autres époques. Il est vraisemblable, même si cela reste à démontrer, que toute civilisation humaine a, par réflexe ontologique, développé un « humanisme » qui lui est propre. Cette étude s’attache à nourrir une réflexion sur l’une de ces propositions humanistes extraeuropéennes : l’humanisme spirituel de l’islam.

Il y a à peine un demi-siècle que les sciences humaines se sont penchées sur l’humanisme en contexte islamique. Pour en tracer les contours, la grande majorité de ces études, historiques et philosophiques, se sont fondées sur les postulats de l’humanisme européen tels qu’ils ont été définis par les Lumières. Si un tel choix épistémologique est pertinent en ce qu’il donne une méthode commune d’analyse d’un même sujet dans deux contextes différents, il tend cependant par son systématisme à gommer, lorsqu’il ne les exclut pas, des différences de fond avec, comme pierre d’achoppement, les rapports entre la « foi » et la « raison », et le primat donné à cette dernière. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, interrogeons d’abord le vocable « humaniste », sa pertinence pour le sujet qui nous occupe, et ses équivalents arabes.

À l’époque classique, les termes arabes voisins renvoient aux notions de convenance (adab) et de vertus (akhlâq), avec comme idée sous-jacente une façon d’être au monde, une attention particulière portée sur soi et son environnement. Nous retiendrons pour notre propos la proposition de définition que donne l’islamologue Éric Geoffroy : « L’humanisme de l’islam s’incarne dans une éthique qui place constamment l’homme, l’individu, dans une relation dynamique entre liberté et responsabilité, droits et devoirs6 ». Une éthique de vie intégrale qui englobe également une éthique de la pensée. En arabe, le terme le plus adéquat pour définir l’humaniste serait donc adîb, car il prend le double sens de « lettré » et de « convenance » morale.

L’humanisme intellectuel, tel qu’il a été défini à la Renaissance, est une réalité ancienne dans le monde musulman (dâr al-islâm). L’islamologue Mohammed Arkoun (m. 2012) souligne que, très tôt, s’est « esquissé un mouvement vers une intellectualisation des disciplines scientifiques (al-‘ulûm) en général, de la science religieuse normative (al-‘ilm) en particulier ». Ce processus s’amorce dès le IXe siècle à travers le genre littéraire arabe al-Munâzara, la disputation de la chrétienté, où la confrontation d’idées donne sa part à l’esprit critique et permet le développement d’une littérature philosophique grâce à la « libéralisation de l’activité cognitive ». Un phénomène qui se renforce à mesure de l’imprégnation sur les penseurs musulmans de la culture grecque, avec pour conséquence au XIe siècle l’esquisse d’une ligne de démarcation entre les « gestionnaires du sacré » et l’« humanisme philosophique ». Notons au passage que Mohammed Arkoun suppose ici que l’exaltation de la raison et l’initiation d’un humanisme rationalisant éclosent d’abord dans le monde musulman avant de s’épanouir dans la Chrétienté. Le caractère « islamique » est réduit aux contextes culturel et religieux dans lequel évolue cet humanisme rationaliste. Selon lui, c’est l’instauration d’une méthode de traitement du savoir qui initie l’attitude humaniste dont le critère central est le processus de laïcisation » induit par les études grecques. À l’évidence, cette définition calquée sur le modèle européen relativise l’apport de l’islam comme religion et spiritualité. En posant la primauté de la raison instituée par les Lumières, Arkoun exclut implicitement d’autres formes de perception possibles de la réalité, et nous savons combien cette question est fondamentale dans le développement d’un système de représentations du monde et de l’humanité. 

À l’âge classique de l’islam, la religion et la science, considérées comme deux systèmes distincts et complémentaires, n’ont pas été placées dans un rapport d’opposition. Alors que la science pose la question de savoir comment s’articule la réalité phénoménale, la religion produit du sens sur la finalité du monde et de l’homme. Et si les débats entre les deux instances pouvaient être vifs – le cas de la disputation entre Ibn Rushd (Averroès) et l’œuvre d’al-Ghazâlî (Al Gazal) au XIIe siècle a marqué les annales latines –, ils n’ont cependant pas pris la tournure d’un procès et d’une condamnation comme dans le cas d’un Galilée. Dès le Moyen Âge, des témoins européens, notamment parmi les traducteurs et les étudiants en sciences arabes, ont souligné le respect en terre d’islam accordé au savoir fondé sur l’étude critique. Ainsi l’un d’entre eux, le bénédictin Adélard de Bath (m. 1160), proclamait à l’adresse de ses supérieurs : « J’ai appris de mes maîtres, les Arabes, à suivre la lumière de la raison, tandis que vous êtes guidés par la bride de l’autorité ». Cette ouverture d’esprit n’aurait pas été possible sans la caution de l’autorité religieuse musulmane, qui elle-même se fondait sur les sources scripturaires. Loin d’être conspuée, la diversité d’opinions était au contraire bien considérée et accueillie comme un enrichissement des sources du savoir. De la même manière, la curiosité intellectuelle et l’aspiration au savoir étaient encouragées. Ainsi les versets coraniques qui invitent à la spéculation intellectuelle sont fréquents, tout comme les traditions prophétiques – « Cherchez la science du berceau à la tombe », « Cherchez la science serait-ce jusqu’en Chine », « L’encre du savant vaut mieux que le sang du martyr », « Celui qui prend un chemin à la recherche d’une science, Dieu lui facilite une voie vers le paradis »… Cette éthique du savoir a un double objectif : exercer les facultés intellectuelles à percer les mystères de la nature et à déceler les signes de Dieu (âyât). Dans cette quête spéculative, théologiens et savants ne perdaient jamais de vue le principe de l’Unicité (Tawhîd), tout comme ils étaient lucides face au caractère inépuisable du savoir. 

Alors que la raison spéculative, comme moyen et comme finalité, occupe progressivement le sommet et le cœur de l’humanisme européen, dans le contexte islamique sa position est différente. Célébrée comme un don de Dieu pour explorer la réalité phénoménale, la raison (al-‘aql) n’a cependant pas été sanctifiée, la cause première étant son inaptitude pour saisir la transcendance divine. 

M.B.S.M.

 

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