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La chronique de Soufiane Ben Farhat : On a crétinisé pour vous

Il semble bien que, sous certains aspects, le premier quart du 21e siècle soit celui des crétins. Et le Tunisien, toujours prompt à jouer des épaules et des hanches dans les mouvements de foule, se crétinise volontiers et à souhait.

En vérité, la valse des imbéciles et des crétins qui tiennent le haut du pavé sous nos cieux n’est point fortuite. Elle est devenue un phénomène massif dont nul domaine n’est épargné. Et elle résulte de plusieurs conditionnements sourds ou explicites, dont bien évidemment un système éducatif désormais dévoyé et mercantile. Sans oublier les différents chocs subis par la société tunisienne au cours des dernières décennies, qui ont achevé de dérégler le système de valeurs et de débrider la sphère des illusions et des violences. Cela mérite des études sociologiques approfondies et le passages au crible des données quantitatives et qualitatives. Mais tel n’est point mon propos en l’occurrence.

Pantagruel plutôt que le soufi

Ce qui focalise mon attention en revanche, ce sont certains comportements pour le moins bizarres et offensants observés au cours de ce mois saint de ramadan. Un mois supposé être corollaire du déni et du don de soi, de la spiritualité et du partage des valeurs sublimes et nobles sur fond de générosité.

Certes, me dira-t-on, ne soyons ni dupes ni ne prêchons par excès de bigoterie. Le Tunisien qui festoie au cours du ramadan, ce n’est guère nouveau. Il n’abandonne pas pour autant l’échelle des valeurs et le rituel approprié. Ça a toujours été le cas, socialisation des rites et commandements religieux oblige. Et puis les Tunisiens ont toujours surconsommé aliments et douceurs au cours du mois de ramadan, perçu par le commun des mortels comme une fête nocturne particulièrement et où les plaisirs des sens et de la panse sont de rigueur.

J’en conviens volontiers, sauf que cette année, on a poussé un peu plus le bouchon via les réseaux sociaux et les médias. Justement, qu’y observe-y-on en particulier sur les réseaux sociaux ? Tout d’abord, les infinies recettes et ripailles géantes, photographiées, filmées, présentées sous forme de prouesses et de trophées dans des réels, story et autres prouesses sur Facebook ou Instagram. Les médias eux-mêmes en rajoutent. Dès la matinée, ils ressassent les recettes et menus, démonstrations filmées par de fines expertes et de sacrés cordons bleus à l’appui.

La débauche culinaire supplée à l’abstinence rêvée. Là où on s’attend à un soufi, on retrouve Pantagruel. Et point de retenue ni de considération pour les plus démunis, les éternels exclus, les indigents et les damnés de la terre, qui sont pourtant légion en ces temps de crise, ici comme ailleurs.

La clochardisation mercantile du sacré

Autre aspect et non des moindres observé cette année. Quelques instagrameuses tunisiennes particulièrement voraces, virales et au besoin revêches, ont même défoncé le halo sanctuarisé de la Kaaba. On en a vu certaines -généralement aux prises avec la fédération des textiles tellement elles préfèrent les nus et l’exhibitionnisme éroticoïde- faisant le rite de la Omra. Après tout c’est leur affaire, liberté de conscience et liberté tout court obligent. Seulement, faire des réels avec la Kaaba en arrière-fond pour promouvoir expressément des produits favorisant un plus joli et alléchant tour de poitrine ou un sensuel tour des hanches, avouons que c’est pour le moins anachronique. On en a observé plus d’un cas défrayant la chronique et suscitant généralement l’étonnement ou le refus catégorique.

Le profane et le sacré s’entrecroisent parfois mais sans jamais se télescoper hideusement. Le mélange des genres, hystérique de surcroît, il n’y a pas pire. Comme il ne conviendrait guère entonner l’appel du muezzin ou les psalmodies dans un cabaret, il ne convient nullement de jouer aux Folies bergère dans les hauts lieux de pèlerinage et de recueillement et ce quels que soient la religion ou le sanctuaire sacré.

Et puis, à bien y voir, il s’agit bien d’une clochardisation mercantile du sacré. Instrumentaliser la Kaaba à des fins de gain facile et d’appâts publicitaires sur fond de promotions de galbes de hanches et de rondeurs, il n’y a pas de plus trivial et sordide. Encore que le rituel du Hajj et de la Omra n’échappent guère au mercantilisme le plus ignoble depuis toujours. Mais je crois bien que cette année il y a un nouveau palier atteint et qui préfigure bien des misères futures.

Le ridicule ne tue pas certes, mais par moments il exacerbe l’infinie bêtise. Et là où les autoroutes de la communication profitent à l’économie immatérielle et aux nouvelles technologies, certains en font un étroit passage vers l’abaissement et le ravalement les plus dégoûtants et rebutants.

En fin de compte, tout comme il y a des rubriques et des enseignes du genre “on a mangé pour vous”, “on a lu pour vous” ou “on a regardé pour vous”, il y a une nouvelle catégorie : “On a crétinisé pour vous” ! Souhaitons qu’elle ne soit pas érigée en sport national. Qui dit mieux ?

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