Tout observateur averti en convient. En Tunisie, ici et maintenant sur le plan politique, les réseaux sociaux suppléent au terrain. Et les réseaux sociaux se réduisent presque à Facebook. Pourtant, le b-a ba de tout engagement politique qui se respecte consiste à distinguer entre l’être et le paraître et de ne point prendre l’ombre pour la proie.
N’empêche, certains, et ils sont légion, nourrissent encore l’illusion d’atteindre le cœur de cible de l’électorat notamment en s’investissant à fond dans les réseaux sociaux. Illusion d’optique politicienne ou cécité purement politique ? Mystère et boule de gomme serait-on censé conclure. Mais, à bien y voir, il y a bien des tares et impuissances qui sous-tendent cet état plutôt affligeant des choses.
Les Tunisiens, en matière de réseaux sociaux, sont plutôt Facebook qu’autre chose. Certes, il y en a de plus en plus sur TikTok et Instagram mais ça ne détrône pas pour autant les dix millions de Tunisiens récemment recensés sur Facebook. Plusieurs considérations y président.
Facebook, un terrain vague
Pour s’en tenir à l’essentiel, il faut savoir juger Facebook à sa juste valeur aux yeux des usagers tunisiens. Tout simplement c’est une espèce de terrain vague où les foules succèdent aux multitudes. L’anonymat et les faux profils aidant, tout y est permis. L’on peut même affirmer qu’à l’instar de la fonction qui crée l’organe, Facebook encourage et stimule un certain ensauvagement des mœurs et des attitudes des usagers parmi nos compatriotes. D’où le déchaînement des violences de tout genre, de l’apologie de la haine, de l’ostracisme et du rejet de l’autre sur Facebook beaucoup plus qu’ailleurs.
Cette attitude fondamentale ne saurait bien évidemment être envisagée sur X (ex-Twitter) ou sur LinkedIn. L’approche discursive y est différente et la régulation éthique plus prononcée. La nétiquette, ensemble des bonnes pratiques à l'usage des internautes, y est davantage de mise. C’est dire que les règles de politesse et de savoir-vivre à respecter sur internet ne sont pas si fréquentes sur Facebook, du moins dans les pratiques tunisiennes de Facebook.
Oui mais dira-t-on que vient faire la politique là-dedans ? La question mérite d’être posée. En fait, en Tunisie, depuis disons l’enjeu électoral de 2014, la politique a dérapé. Ce n’est plus une lutte de projets de société, de projets alternatifs et de programmes, mais une lutte de clans. A l’époque, libéraux et progressistes (Front populaire, Nida Tounes, gauche progressiste) s’étaient ligués contre les conservateurs rétrogrades réunis autour d’un parti au discours intégriste et aux pratiques violentes et fascistes (Nahdha et consorts).
Establishment politico-mafieux
Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Les luttes de clans ont investi la place. Les considérations éthiques immanentes aux choix politiques ont été reléguées aux oubliettes. Les mafieux se sont emparés de la sphère publique. Cartels, trusts, réseaux de la corruption, de la contrebande et du crime organisé tiennent désormais le haut du pavé. Les partis politiques se sont mués en partie intégrante de l’establishment mafieux. Les bailleurs de fond internationaux et l’argent louche et aux origines scabreuses ont débarqué dans nos murs. Des associations et des organes des médias ont été mis à profit et enrôlés dans le statut de courroie de transmission des partis et autres pontes de l’économie rentière. Bref, la politique a été souillée et les envolées lyriques éthiques ont cédé la place aux motivations crapuleuses.
Du coup, le Tunisien, pas si dupe qu’on ne le croit, a tourné le dos aux politiciens et à la politique. Il a déserté le rang des partis politiques et considère avec un regard plutôt méfiant tant la sphère associative que les médias. Bientôt, les syndicats rejoindront le cortège des discrédités.
Cela a été manifeste notamment lors de l’élection présidentielle de 2019 au cours de laquelle deux candidats anti-système avaient émergé du lot. Après le coup de force du 25 juillet 2021, tout le système a été mis à nu. Il a témoigné de l’accointance douteuse de l'establishment politique avec les mafieux tapis dans l’ombre. Discréditée, la classe politique n’a guère fait son aggiornamento mais n’a pas abandonné ses prétentions et rêves de reconquête du pouvoir aussi.
Diatribes, invectives, fake News
Il faut dire qu'entre-temps, les vannes célestes du financement occulte des partis politiques et de leurs relais associatifs se sont taries. Il y a désormais davantage de contrôle des flux financiers scabreux, étrangers notamment, même si c’est encore insuffisant. Dès lors, tout le monde ou presque s’est replié sur les réseaux sociaux, Facebook en prime. L’écran du smartphone a remplacé le porte-à-porte, le terrain, le travail de propagation des idées et de mobilisation des ressources humaines ou autres.
Paresse pour paresse, les constructions politiques et idéologiques se sont muées en slogans. L'ensauvagement inné des réseaux sociaux et de Facebook en particulier aidant, les slogans sont devenus eux-mêmes insultes et diatribes à tout vent. Il n’est pas rare de consulter le profil Facebook de telle ou telle “personnalité” politique et de constater le nombre de statuts partagés quotidiennement dont une écrasante majorité se réduisent à des invectives ou diarrhées verbales. A en croire qu’elle est devant son smartphone ou écran d’ordinateur le plus clair du temps. Aigrie de surcroît. Même les fake News se sont invitées dans le triste concert. Il est devenu fréquent de retrouver lesdites “personnalités” qui y piquent la tête en avant où les reprennent tout bonnement à leur compte.
Le Tunisien, lui, rusé et aguerri, ne mord guère à l’hameçon. Ce qui en rajoute à la solitude des politiciens de la misère des jours désormais agglutinés dans des cercles de relations de plus en plus restreints.
Faut-il réinventer la politique ? Assurément. Autrement, le large discrédit et la dépréciation aux yeux de l’opinion commune des politiciens de tout bord n’en finiront guère de s’aggraver. Et si la solitude de l’esprit est la véritable solitude, l'esseulement politique est assurément la pire des misères.
S.B.F