Plutôt tiède la commémoration du 67e anniversaire de l'Indépendance ? Tout le monde en convient. Sauf que ce n’est pas nouveau et que c’est, d'une certaine manière, dans l’ordre plutôt mauvais des choses.
Récapitulons. Tout au long de l'Ancien régime (l’ère Bourguiba et l’ère Ben Ali confondues), la fête de l'Indépendance jouissait d’un grand prestige. C’était l’une des valeurs sacrées. Même si les régimes d’alors souffraient d’un réel déficit démocratique, la défense des intérêts supérieurs du pays et de sa souveraineté était une constante incontournable, dans tous les cas de figure. Ceux qui étaient à la barre comptaient dans leurs rangs de nombreux combattants pour l’indépendance. Ils avaient été les artisans, tour à tour, de l’indépendance politique, l’indépendance économique et monétaire, l’indépendance militaire et l’indépendance agraire. Un processus âpre et douloureux qui s’est poursuivi une décennie durant, de 1956 à 1964, intimement lié à l’édification de la Tunisie nouvelle.
Après la révolte de 2011, abusivement taxée de révolution, la vapeur fut renversée. Ceux qui ont gouverné, une décennie durant et à de rares exceptions près, avaient des comptes à régler soit avec la Tunisie soit avec l'Indépendance, sinon avec les deux. Depuis, l'Indépendance en tant que valeur commune et sacrée, fut battue en brèche.
Semer le doute
La première manœuvre fut de semer le doute sur l’existence même de l’Indépendance. Le mouvement intégriste Ennahdha et ses satellites s’y investirent à fond. Ils ont soutenu d’une manière malintentionnée des thèses farfelues telle que celle de l’inexistence de la proclamation de l’Indépendance ou la non-déposition du document y afférent auprès des instances onusiennes. Comme si la Tunisie pouvait accéder au statut de membre à part entière de l’ONU sans être indépendante. Et comme le flou alimente le loup, on a sciemment occulté le fameux document proclamant solennellement l’indépendance de la Tunisie et dûment paraphé par les plus hautes autorités de l’Etat français et les plus hauts responsables tunisiens. Il fallut attendre des années pour que ledit document soit publié.
En même temps, le sujet même de l’indépendance fut consciemment éludé et presque rayé des programmes scolaires. Quant aux gouverneurs et édiles municipaux, ils rivalisèrent dans l’art douteux d’escamoter toute commémoration visuelle ou festive de l'Indépendance, chaque 20 mars.
Parallèlement, les artisans de l'Indépendance, le président défunt Habib Bourguiba en prime, furent l’objet d’opprobre et de discrédit manifeste distillés à longueur de journée. Ils furent même traduits, à titre posthume et le plus souvent abusif, devant des tribunaux guidés et aux ordres, dont certains ont relevé de la tristement célèbre instance dite indépendante de la justice transitionnelle.
Les médias, dont certains carrément aux ordres, redoublèrent de zèle là-dessus, ils n’eurent de cesse d’inviter les pourfendeurs hystériques de l’Indépendance, érigés en l’occurrence en pseudo-intellectuels à gage.
Violences, attaques meurtrières et frontales
Les goûts, comme les mœurs ou même les crimes, ont des commanditaires. On le sait depuis la nuit des temps. Tout comme il y a des arbitres des élégances, il y a des législateurs des usages et a fortiori des goûts.
C’est dire que le crime s’invita dans ce triste concert. Des dates emblématiques de l'Indépendance furent corollaires du déchaînement des violences et du terrorisme qui sévit en ces années sombres de la décennie noire 2011-2021. Et ce ne fut guère le fruit du pur hasard.
Le 9 avril 2012, la commémoration de la Fête des Martyrs donne lieu à un spectacle douloureux et désolant. Des milices liées au parti Ennahdha et des ligues dites de protection de la révolution (extrême droite d’Ennahdha) attaquèrent férocement les manifestants sous l’œil complice des forces de l’ordre. Idem le 4 décembre 2012, la veille de la commémoration de l’assassinat du leader syndical et national Farhat Hached, qui dirigeait avec Habib Bourguiba la révolution du 18 janvier 1952 couronnée par l’Indépendance le 20 mars 1956. Les mêmes hordes et milices armées de gourdins attaquèrent les locaux de l’Ugtt, la centrale syndicale, moyennant la complaisance de la police et la compromission du ministre nahdhaoui de l'Intérieur. Le martyr Mohamed Brahmi, leader du Front populaire, est assassiné le 25 juillet 2013, date de la commémoration de la fête de la République, subséquente de la proclamation de l’Indépendance. Quant à l’attaque terroriste de Ben Guerdane le 7 mars 2016 par les milices de Daech, elle était programmée initialement pour le 20 mars, date de la commémoration de l’Indépendance.
Autant de faisceaux d’indices et de faits patents qui expliquent en partie la souillure du concept même de l’Indépendance et l’association douteuse de sa commémoration à des actions criminelles et terroristes.
Nouveaux maîtres, servitudes et vicissitudes
Mais ce n’est pas tout. L’amont et l’aval concordent. En fait, ceux des partis et personnalités qui furent à la barre s’acharnèrent à une remise en cause systématique de la politique extérieure et de la diplomatie tunisienne classiques au profit de leurs nouveaux mentors. L’indépendance de la Tunisie fut tronquée au profit de nouveaux maîtres et mentors. Ce furent essentiellement les axes turco-Qatari d’un côté et saoudo-émirati de l’autre, avec des variantes et des intermédiaires dans les deux sens. La confrérie des extravertis de la République fut à l’œuvre. Cela débute avec la décision de rompre les relations diplomatiques avec la Syrie -fait inédit- et d’abriter en Tunisie en 2012 le congrès dit des amis de la Syrie. Des terroristes de tout poil, du monde entier, débarquèrent alors fastueusement dans nos murs. Puis ce furent des décisions d’arrimer la politique extérieure aux nouveaux maîtres qui faisaient miroiter d’hypothétiques pactoles financiers comme autant de miroirs aux alouettes.
Économiquement, le pillage des ressources et des deniers du pays par les nouveaux gouvernants a été synonyme du recours massif au crédit, notamment étranger, dont le seuil a doublé pour atteindre près de 80% du PIB. Avec toutes les servitudes et vicissitudes que cela suppose. A telle enseigne que la Tunisie fut à deux pas de sombrer dans le statut scélérat de semi-colonie.
Bref, l’indépendance, sa réelle signification et sa commémoration, furent graduellement et structurellement flouées, minées et remises en cause. Mais cela n’excuse guère la léthargie actuelle face à une commémoration aussi capitale que celle de l’Indépendance. Les mauvais plis eux aussi finissent par avoir la peau dure, n’est-ce pas.
S.B.F