La mafia se bat bec et ongles aujourd’hui en Tunisie. Les accapareurs et spéculateurs en sont l’aile marchante. Elle fait tout pour déstabiliser l’ordre établi. Le secteur parallèle ou informel est son terreau de prédilection. Alors, en ce mois supposé sain, mais qui est en fait synonyme de ripailles et de surconsommation, la mafia met les bouchées doubles. Sait-on jamais, les pénuries exaspèrent le commun des mortels. Autant l’approfondir et susciter la sainte colère du citoyen lambda.
Et puis, pour la mafia, les temps sont incertains. Longtemps complice ou complaisante du fait de la collusion des partis dominants de la décennie noire (2011-2021) avec les mafieux, la justice semble avoir changé le fusil d’épaule. De plus en plus d’affaires sont instruites contre les pontes et les réseaux de la mafia devant les tribunaux. Tout y passe. Les grands commis de l’administration, les réseaux bancaires, les sociétés écran, les associations bidon, les syndicats, les dirigeants de partis compromis jusqu’à la moelle. Naturellement, prise au dépourvu, la mafia fait de la résistance, noyaute les réseaux sociaux, grouille, gribouille et grenouille.
C’est que la pieuvre mafieuse a ses tentacules partout. D’essence économique et financière, de motivation volontiers crapuleuse, elle transcende les barrières idéologiques, les partis, les syndicats, les associations. Et dès qu’elle sent que l’étau se resserre, elle fait de la résistance.
“Démocratisation” de la corruption
C’est quand même inouï. L’histoire de la Tunisie moderne mérite qu’on s’attarde sur certains de ses phénomènes frappants. Depuis deux siècles, les mafias y sévissent. Les deniers publics sont détournés, le service public phagocyté, les ressources nationales accaparées par une poignée de professionnels de haut vol. Cela va des tristement célèbres grands fermiers et argentiers corrompus de la Cour beylicale au 19e siècle, au deal entre les familles rentières et la bureaucratie entre autres syndicale liée à l’administration et aux entreprises publiques depuis plus de soixante ans. Toujours le même topo. S’emparer du pouvoir, partager les dignités et dépecer le bien public en portions exclusives du butin. Une espèce de féodalité politique en somme.
On a cru que la vapeur serait renversée avec l’avènement de la révolution dite de la dignité et de la liberté en 2011. D’autant que l’un de ses premiers acquis fut la publication du rapport de la Commission nationale d’investigation sur la Corruption et la Malversation dirigée par feu Abdelfattah Amor. Il n’en fut malheureusement rien.
De nouvelles élites politiques et partisanes ont accaparé le pouvoir. Pourtant, aucune d’entre elles ne fut à l’origine ou du moins l’artisan du soulèvement qui déracina l’ancien régime. N’empêche, elles s’investirent à fond dans tous les rouages de l’Etat et de l’administration. Chapeautées par les islamistes d’Ennahdha, elles ne tardèrent pas à se livrer au clientélisme et au chantage des grandes fortunes à des fins de financement des activités politiques et électoralistes. Puis elles mirent leurs séides et affidés aux postes-clés qui permettent de s’emparer des ressources et de bénéficier directement du pactole.
Du coup, au lieu de l’éradication de la corruption, on assiste à son amplification et à sa démocratisation en quelque sorte entre les griffes de la partitocratie rampante. Le Tunisien en ressentît les effets dévastateurs dans des secteurs hier encore porteurs telle que la gestion de l’eau, l’éducation, la santé ou les transports.
De récentes affaires saisies par la justice ont mis en lumière l’implication de personnalités aux positionnements politiques ouvertement antagoniques mais qui ne s’en partagent pas moins les mêmes affaires mafieuses juteuses. Ce qui les lie, c’est les malversations plutôt dans les secteurs publics. Entre autres le bradage dûment ficelé des biens confisqués de l’ancien régime. Comme ça, à la bonne franquette, beylik pour beylik autant en profiter démocratiquement !
Il n’y a pas de mafia démocratique
Tout récemment, une affaire d’arrestation de grands directeurs centraux et de membres influents d’associations a défrayé la chronique. Deux jours plus tard, des parties dites opposantes ont publié une liste nominative de 46 magistrats en exercice accusés pour “abus, violation des lois et répression à l’encontre des opposants politiques et de la société civile en application des directives politiques”. Elles ont également déclaré disposer d’une autre liste comportant soixante magistrats en exercice pour les mêmes accusations.
Du coup, le ministère de la Justice a rendu public un communiqué “suite aux propos publiés par certaines pages sur les réseaux sociaux, comportant des menaces explicites visant des juges et une atteinte à leur réputation”. Le ministère a assuré qu'il a “engagé des poursuites pénales contre quiconque cherche à porter atteinte aux juges, ainsi qu'à tous les fonctionnaires et cadres relevant du ministère de la Justice”.
C’est dire l’étendue de l’enjeu. Le président de la République Kaïs Saïed semble l’avoir particulièrement à cœur. Il multiplie les initiatives anticorruption quitte à voir se liguer contre lui une constellation de blessés et de lésés de la lutte anticorruption. La bataille semble décisive cette fois. En fait, elle l’est à plus d’un titre. Quelles que soient les issues politiques futures, avec ou sans Kaïs Saïed, les mafieux et corrompus y réfléchiront à deux fois avant de s’adonner à leur sale besogne. Il n’y aura plus d’impunité. Et se parer d’atours et de propos démocratiques n’y fera rien. Parce qu’il n’y a pas de mafia démocratique.
Tout au long de la décennie noire, notre système politique post-révolution a résumé hélas les propos d’Edward Gibbon qui, parlant du déclin et de la chute de l’empire romain, avait écrit : “La corruption, le plus infaillible symptôme de la liberté constitutionnelle”. C’est paradoxal mais c’est ainsi, hélas.
S.B.F