Le constat est effarant. Si les Tunisiens se désintéressent de plus en plus de la politique, cela est loin d’être fortuit ou le fruit de quelque malveillante intention. Tout simplement, les gens se détournent de ce dont ils se méfient. Qu’ils soient échaudés ou dégoûtés, c’est du pareil au même. Les Tunisiens se méfient des hommes politiques comme de la peste.
Résumons. L’observateur attentif de la scène politique tunisienne relève deux courants majeurs, successifs et antinomiques au cours des dernières années. Au lendemain immédiat de la révolution de 2011, il y a eu un net regain populaire, inédit de surcroît, au profit de l’action politique. Le génie populaire semblait alors s’être débarrassé de la chape de plomb qui le réduisait à un acte muet de la politique. S’ensuivirent l’enrôlement dans les nouveaux partis, fondés dans la foulée par centaines, ainsi que dans les associations et autres dynamiques de groupes revigorés par ce qu’il était largement admis de qualifier de révolution de la liberté et de la dignité.
Il y eut parallèlement un grand intérêt pour les nouvelles élections, en 2011 pour l’élection de l’assemblée constituante et en 2014 pour les élections législatives et présidentielle. Entre-temps, une nouvelle constitution avait vu le jour.
Émergence de la partitocratie
Très tôt, la vapeur fut renversée. La raison en était évidente : ceux qui avaient fait la révolution (ou plutôt la révolte de décembre 2010-janvier 2011) n’étaient pas ceux qui en avaient profité. Des partisans mûs par l’avidité du butin rappliquèrent de tout bord pour instrumentaliser la révolution à des fins partisanes, sectaires, de classes privilégiées et de coteries non déclarées. Ce fut un véritable raz-de-marée. De nouveaux notables investirent la place, au prix de constructions politiques invraisemblables et d’alliances contre-nature. Le dispositif institutionnel et réglementaire nouveau consacra leur irruption et leur mainmise.
La Constitution de 2014 en fut le véritable témoin. Elle divisa le pouvoir, à parts égales, entre les trois présidences, de la République, du gouvernement et du Parlement. Celles-ci piquèrent très tôt, tête en avant, dans la lutte pour les privilèges exclusifs et les chasses gardées. L’Etat, les administrations centrales et régionales, furent dépecés au profit des uns et des autres, avec une dominance au profit des intégristes religieux du parti Ennahdha et de ses satellites. Il en résulta la mise en place d’un système de partitocratie mafieux à l’instar de ce qu’il en fut en Italie au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Désormais, tout positionnement social, tout profit passe par le filtre des mafias des partis et de leurs acolytes. Les coalitions gouvernementales se partagèrent les dignités et les divers postes de responsabilité, de la plus haute administration centrale dans la capitale jusqu’aux coins les plus reculés de la République.
Dès lors, toute référence à ladite révolution de la liberté et de la dignité devint un slogan creux, une espèce de coquille vide.
La politique en mode corruption
Paradoxalement, il y eut un consensus autour de la corruption institutionnalisée. Au moment même où on adoptait de nouvelles normes et lois anti-corruption, la corruption s’immisçait dans les moindres interstices institutionnels et politiques.
Réponse du berger à la bergère, les Tunisiens commencèrent à adopter le vote-sanction, dès les élections municipales de mai 2018. Cela s’affirma lors de l’élection présidentielle de 2019 au cours de laquelle deux candidats anti-système émergèrent au premier tour. L’élection du Président Kaïs Saïed en est un résultat subséquent.
Côté gouvernements -quatorze gouvernements, onze chefs de gouvernement chapeautant près de quatre-cent cinquante ministres se sont succédé depuis 2011- la corruption et l’incurie furent manifestes. La gestion catastrophique et criminelle de la crise du Covid-19 en fut témoin. Le coup de force du 25 juillet 2021, fort d’une forte adhésion populaire, stoppa net le système.
Depuis, la politique prit d’autres aspects et manifestations. Le désintérêt de la chose politique, surtout en ce qui a trait aux élections parlementaires, devient de mise. Désormais, suffit-il qu’on parle de Parlement ou de parlementaire pour que le commun des Tunisiens fasse la moue et s’éclipse. Les très faibles taux de participation aux quatre tours de l’élection du Parlement avec ses deux chambres, en disent long là-dessus. Tout simplement, les gens sont désabusés.
La mauvaise parade
Face à ce phénomène, la réponse des partis est pour le moins délirante. Point de questions lancinantes sur le désintérêt et la méfiance populaires, pas de remise en cause, rectification du tir et redéploiement salvateur. Au lieu de réorganiser le ban et l’arrière-ban, l’écrasante majorité des partis se délitent.
Bien pis, ils n’ont désormais de présence que dans les réseaux sociaux,
Facebook en prime. Certains d’entre eux et de leurs dirigeants s’abandonnent volontiers à l’invective, plus aisée par l’effet d’ensauvagement des réseaux sociaux. L’observateur attentif a l’impression que tout se passe désormais dans les sous-sols et la fange. Or, les égouts sont loin de faire de bonne politique.
Parallèlement, d'autres acteurs de la vie politique s’y investissent eux aussi, dont les syndicats et un certain nombre d’associations. Ils sont loin de se douter que les écrans des ordinateurs, des téléphones portables et des iPhone font précisément écran à la réalité. La vie est ailleurs, foisonnante, palpable et tangible. Les solidarités des cercles d’estime mutuelle numériques ne font guère l’opinion. Et le hiatus entre les politiques et le citoyen moyen n’en finit pas de se creuser davantage au fil des jours.
Il n’est pire sourd que celui qui ne veut rien entendre. Élémentaire mon
cher Watson !
S.B.F