C’est devenu une ritournelle annuelle et parfois au gré des circonstances et des humeurs. A entendre certains Tunisiens, le président Bourguiba fut l’égal des anges, pour d’autres, c’était le démon incarné. Le faux-débat s’épanche par moments pour revenir on ne peut plus acharné à l’occasion de la commémoration annuelle de la mort de l’illustre défunt.
Autant pour la sanctification que pour la démonisation, ce n’est guère l’affaire du commun des Tunisiens, c'est-à-dire du peuple. C'est bien plutôt l’apanage de ceux qui campent le rôle de l’intellectuel impromptu ou du pseudo-historien de circonstance. Ceux qui brodent dans le registre de l’excessif en d’autres termes. Or, comme le disait si bien Talleyrand, tout ce qui est excessif est insignifiant.
Mais il est une autre composante qui pique la tête en avant dans cette espèce de dialogue de sourds, les politicards de la misère des jours. En effet, ils se distinguent par leur propension à se définir en creux par rapport à Bourguiba. Et si les uns l’invoquent et s’en réclament par souci de légitimation, d’autres s’y investissent par pur souci de règlement de comptes.
Libérateur incontesté, bâtisseur hors-pair
Habib Bourguiba fut sans conteste le chef incontesté du mouvement de libération nationale. Si le deuxième siècle avant J-C fut, dans l’histoire de la Tunisie, le siècle d’Hannibal, le premier siècle avant J-C fut celui de Jugurtha et le XXe siècle celui de Bourguiba. Certes, il y eut un grand nombre d’autres leaders réformistes, religieux, syndicalistes, intellectuels, mais Habib Bourguiba avait émergé du lot. Particulièrement perspicace, volontariste et combatif à souhait, il constitua à lui seul une heureuse synthèse des forces vives de la nation souffrant alors sous le joug de l’occupation coloniale. Il sut fédérer les Tunisiens de divers horizons et mener, des décennies durant, un âpre combat couronné par l’obtention de l'Indépendance en 1956.
Il s’attela dès lors à l’édification de l’Etat moderne. Avec, à son actif, quatre réalisations historiques d’envergure et inégalées, la libération de la femme, la proclamation de la République, la généralisation de l’enseignement gratuit et obligatoire pour tous et la réforme sanitaire. C’est ainsi que la “petite Tunisie” de la fin des années cinquante et des années soixante du XXe siècle rentra de plain-pied dans la cour des grands. A preuve, la diplomatie tunisienne rayonnante d’alors et qui sut en imposer à tous, par-delà la politique des alignements idéologiques et des pactes d’alliances militaires.
L’épreuve et l’usure du pouvoir
Certes, tout ne fut pas si heureux. La Tunisie d’alors, bien que ouvertement réformatrice, buta sur le plan démocratique. Le monopartisme, les manipulations des urnes électorales, les arrestations d’opposants, le culte du chef suprême et unique, la présidence à vie et l’exclusion de la Tunisie profonde furent autant de tares du régime de Bourguiba. Le régime se réduisit, dès les années soixante-dix, à une interminable lutte de clans et de coteries en vue de la succession d’un Bourguiba sénescent. Et il finit par tomber.
Bien que visionnaire, le président Bourguiba éprouva à ses dépens l’implacable et cruelle épreuve de l’usure du pouvoir. Toutefois, ses réalisations et acquis historiques épargnèrent à la Tunisie les violences extrêmes et les soubresauts sanglants que connurent bien des pays de la région.
Au bout du compte, malgré son déficit démocratique latent, le régime de Bourguiba constitua un palier historique majeur dans l’histoire de la Tunisie. L’histoire retiendra de Habib Bourguiba surtout l’image fort symbolique -et forcément pérenne- du leader, du libérateur et du bâtisseur. Et l’aura du « combattant suprême” n’en finit guère d’irradier au fil des décennies. Et nonobstant les aigris de la République dirais-je.
L’idéal et la caricature
En fait, depuis la révolution de 2011, les politicards de tout poil ont investi la place. Chacun y joue de sa partition, qui pour glorifier Bourguiba, qui pour ravaler son image. Parce que, comme partout, il y a l’idéal et il y a la caricature.
Certains de ceux qui s’en réclament aspirent à gagner la faveur de la sympathie populaire. Parce que, pour le petit peuple, Bourguiba est une icône et jouit d’une haute symbolique, y compris dans l’inconscient collectif. Et puis il y a les autres. Les intégristes bien évidemment, et ceux qui baignent dans les eaux saumâtres et troubles de leur voisinage, ne voient en Bourguiba que “l’impie laïc”. En fait, pour eux, toute la Tunisie, son histoire, ses monuments, ses villes, ses hommes, ses femmes et ses enfants sont coupables. Coupables d’être Tunisiens. Coupables d’être par essence modérés, conciliants et tolérants, donc forcément laïcs à leurs yeux. C’est pourquoi il s’efforcent de les “ré-islamiser”.
Habib Bourguiba, comme tout être humain, celui qui a été président de la République une trentaine d’années de surcroît, passe nécessairement sous les feux croisés du regard historique critique. Le crible est par essence démocratique. Encore faut-il qu’il soit juste et non nourri de fiel ou d’esprit de revanchards impénitents. C’est un inévitable processus, un sempiternel examen ou exercice historique. Nul n’y échappe. Toutefois, le parti pris aveugle fausse la donne d’emblée.
Les grands hommes ne naissent pas grands, ils grandissent, n’est-ce pas ? Et certains postes rendent les grands hommes encore plus grands et les petits hommes encore pl
us petits.
S.B.F